La chambre se noyait dans un torrent de couleurs chaudes. Les cierges enflammés trônaient juste en-dessous du plafond, dont les dessins rappelaient la voûte céleste qui siégeait au dehors, sous les effluves d’une pluie dorée. De ses longs doigts d’argent, il parcourait librement les courbes de son corps avec passion et volupté, emprunt à un mysticisme qui regorgeait d’inconnu. Ses mains s’imprégnaient du parfum sauvage, semblable à une rose rouge, bien charnue, veloutée et profonde, l’odeur évoluant dans un bain sirupeux qui se transformait peu à peu en une enveloppe musquée, telle une fourrure parfumée. Il ramena ses mains jusqu’à son beau visage pour s’enivrer de la senteur exquise qui s’en exhalait, ivre de jouissance et de jalousie. La jeune fille à la peau noire s’exaltait, son corps nu dessinant les murmures d’une forêt tropicale qui s’en allaient se réfugier dans les airs, sous le lit à baldaquin drapé de rouge. Elle sentait divinement bon, et cette odeur faisait surgir en lui des visions de paradis tropicaux, de navires, de vastes tableaux marins, de formes gracieuses et séduisantes et de palmiers miroitants. Il entendait les flots mugissants et savourait les caresses de la brise marine, ressentant la chaleur extrême des zones torrides ; il flairait l’arôme des fleurs des îles qui lui faisait oublier l’air glacier du mois de décembre. « Est-ce vrai ce qu’on raconte ? »

« On raconte beaucoup de choses à mon sujet. » Il avait la voix grave, étonnamment douce, sur un coulis de perversité et d’aspect lugubre. Il se nommait Ambrose Lehane, Thaddeus de son deuxième nom. C’était un excellent duelliste qui s’était récemment fait remarquer dans le bordel du coin, et elle n’en avait été que plus charmée. Il n’était pas comme les autres hommes : il avait quelque chose d’étrangement spectral, et les faibles lueurs qui brillaient de l’intérieur de la pièce, comme enveloppées de brume, lui donnaient l’aspect d’un fantôme. Ses traits étaient pourtant très distincts sous les lueurs de la chandelle posée non loin du lit : sa chevelure flavescente et désordonnée luisait face aux flammes, tandis que son visage scruté de satin flamboyait à la vue de ses cheveux d’ébène qu’elle laissait couler le long de ses épaules voûtées. Il avait deux grands yeux bleus mystérieux, dont les prunelles, imbibées de ténèbres, prenaient plaisir à déposséder l’âme de celui qui osait s’aventurer dans son regard. Sur sa maigre bouche se dessinait un sourire malveillant qui faisait frémir la putain, de longs frissons longeant son échine, laissant somnoler en elle le désir de s’adonner une nouvelle fois à lui. Elle apparaissait pourtant sereine, presque ragaillardie, comme si elle n’avait pas conscience du sombre dessein qui l’attendait. L’homme se rapprocha doucement d’elle, passant une seconde fois ses doigts sur la courbe de ses reins, avant de s’en aller valser le long de son visage où la sueur faisait scintiller sa peau sombre. Ses yeux colorés de rouge croisèrent ceux de son amant, qui vint l’embrasser fougueusement avant de lui confirmer ses dires.

« Lis-moi mon avenir. » demanda-t-elle sur un ton d’audace. À l’entente de cette requête, le bel homme ne put s’empêcher d’émettre un ricanement qui s’échappa du plus profond de sa gorge. Le cri ironique résonna dans l’obscurité de la chambre, avant de s’évanouir dans la chaleur ardente qui régnait, consumée par les corps brûlants. Ambrose se prit au jeu, baisant la main que la jeune fille lui tendait avec engouement. Il huma une nouvelle fois le parfum exotique qui en émanait, puis il observa les lignes de sa paume, le même sourire malveillant sur les lèvres. Elle ne savait pas dans quoi elle s’embarquait. « Je vois, je vois... » ricanait-il en observant sa main, l’air hautain. « Je vois une certaine curiosité de la part de la gente dame que voici, sinon, elle n’aurait guère choisi de poser de questions idiotes au lieu de me satisfaire. La longévité de cette ligne prouve que tu as une soif d’apprendre assez importante, mais c’est plutôt amusant venant de la part d’une fille de joie. » ; « Et mes amours ? Vais-je vivre une belle histoire ? » ; « Ma chère, voyons, ne vis-tu pas déjà quelque chose d’incroyablement merveilleux en ma simple présence ? » La jeune fille gloussa discrètement, ses joues prenant une teinte d’acajou sous l’effet de la chaleur produite par les paroles de son client. Il avait prononcé son discours avec une arrogance légendaire, le timbre de sa voix de velours profondément glacial et grave. Il lui conta qu’elle n’allait malheureusement guère vivre de belles histoires, car sa vie prendrait fin très bientôt. Inquiète, la jeune fille se redressa, le regard enflammé et tourmenté, tandis que ses yeux commençaient à sortir de leurs orbites à la vue d’Ambrose qui raillait vélocement. Il sortit des draps de jasmin, où une odeur nauséabonde s’y dégagea : c’était l’odeur du sang, mélangé à un parfum de cuivre et d'opium. C'était le baiser de la mort. L’homme enfila son pantalon avant de rejoindre le feu de la cheminée. Les flammes dansaient souverainement sur les bûches cendrées. D’une main délicate, il sortit du serviteur une pince à fer forgé pour déplacer les braises de l’intérieur, avant de se tourner vers la prostituée.

« Sais-tu qui je suis ? » Ambrose parlait si faiblement qu’il fallait tendre l’oreille pour l’écouter. Sa voix se fondait avec le sifflement d’un serpent. La jeune fille approuva silencieusement d’un hochement de tête incompris, terrifiée. Avec un soupir d’exagération, l’homme à l’allure d’un prince sanguinaire se rapprocha lentement de la gazelle qui s’étendait sur le lit. « Tu... Tu appartiens à la famille Lehane... » ; « Exactement. La famille Lehane. Et que raconte-on au sujet de la famille Lehane ? » On racontait beaucoup de choses au sujet des Lehane. C'était une famille au passé funèbre et à l'avenir incroyablement sombre. On racontait que leur ancêtre avait vendu son âme au diable. Selon les rumeurs les plus folles, cette lignée satanique avait le don de ressusciter les morts et de contrôler une armée, mais personne n'avait jamais su aller jusqu'au bout de ces recherches. Tous ceux qui croisaient les Lehane avaient un destin tragique, et c'est à cet instant qu'elle comprit. Tout était désormais clair. Ambrose Lehane n'était guère venu assouvir ses désirs les plus odieux : il était venu assouvir ses désirs en tant qu'assoiffé de sang. Le beau prince à la cape blanche venait de laisser fondre son masque : il portait désormais l'allure d'un cavalier noir dont le dessein restait incertain. Lorsque l'homme brandit en l'air la pince endiablée dont la pointe s'illuminait des flammes des enfers, un cri résonna dans les ténèbres de la nuit. Pour ne faire plus qu'un en compagnie du silence impérial du froid de décembre. C'était la fin.

C’était un spectacle incroyable. Les feuilles des arbres, aux reflets rubiconds, scintillaient sous les perles de neige qui s’échouaient gracieusement du firmament. La forêt brillait sous les lueurs argentées du ciel, tandis qu’au loin se dressait le portrait d’un ange. C’était une femme à l’allure grande et sage. Elle avait la peau pâle comme la lune, qui s’entourait d’une chevelure rouge et bouclée, cascadant le long de son dos voûté. Ses yeux ressemblaient aux bijoux des sept mers, dont les saphirs oubliés souriaient tendrement aux marchands. Il effleura sa bouche du regard, dont les lèvres charnues, teintées de carmin, s’apparentaient à un bouton de rose. Elle était merveilleuse, et la suprématie de sa beauté avait suffit à raviver les émotions qu’il avait enfouies en lui, avec la sensation de les avoir cachées durant un siècle entier. Son cœur battait à tout rompre à la vue de cette femme angélique, et lorsqu’il se concentrait, il pouvait sentir le parfum aphrodisiaque qui se mêlait à la brise glaciale d’un hiver chargé d’automne. C’était une senteur douce et fraîche qui enivrait quiconque la respirait, lui dictant de l’aimer à jamais. Le parfum inspirait la paix, la religion et la vie, à tel point que la guerre semblait avoir disparu de la surface de la terre pendant le bref instant où elle souriait. Le soleil s’était illuminé, soudainement ; et plus rien n’avait d’importance. Plus rien, si ce n’était elle : la beauté suprême.

Elle se nommait Magdalena. C’était une jeune femme issue de bonne famille, qui se rendait une fois par semaine dans cette forêt mystérieuse, afin d’acheter des pommes venues de contrées lointaines. Elle aimait aussi donner quelques pièces d’argent aux pauvres qui mourraient de faim et de soif, mais aussi rester dans les bois, des heures durant, pour venir en aide aux plus démunis. C’était au cours d’une de ses missions que l’homme avait été frappé par la beauté de cette douce vénus, et il ne s’en était jamais remis. Désireux de l’oublier, ce désir n’en avait été que plus vain, et plus les jours s’écoulaient en étant loin d’elle, et plus il avait fini par comprendre qu’il ne demeurait qu’une simple fleur flétrie en son absence. Il avait fini par succomber à la tentation en se rendant, lui aussi, au marché le jeudi de la semaine, derrière un grand chêne pour être à l’abri des regards, pour l’admirer pleinement. Cet après-midi-là, tout semblait différent. Les marchands et les villageois étaient en surnombre, et Magdalena se mouvait parmi les pauvres qu’elle illuminait de son regard séraphique et de son sourire radieux. Elle portait une somptueuse robe à velours, dont les broderies océanes scintillaient sous les nuages glacés, ainsi qu’un panier de fruits dont les pommes émeraude, vermeilles et dorées étaient soigneusement enveloppées dans un drap de soie teinté de jade.

Succombant à la tentation de la contempler pleinement, l’homme se rapprocha dans un silence royal ; les pas dans la neige encore plus silencieux que jamais. Il fit virevolter la cape rouge reliée à son armure qui luisait face au fléau virginal qui régnait dans la forêt. Ses yeux ténébreux s’élevèrent jusqu’à la cime des arbres, tandis qu’il se fondait dans la masse et que les battements de son cœur se faisaient plus denses à mesure qu’il se rapprochait de la vélane. Elle était en train d’inspecter une pomme rouge en l’inspectant dans sa main libre, tandis que sous les yeux de l’adonis se dressait un spectacle mirifique et incroyable, défiant toutes les lois de la magie. Il l’aimait déjà, comme tombé des nues ; et en cet instant, il comprit qu’il venait de signer son arrêt de mort, de causer sa perte. Il était un homme dont la foudre d’un aigle avait transpercé son cœur ; et personne, ni même cette femme, ne pouvait briser ses chaînes ou le délivrer de cette cage aux barreaux dorées que l’on nommait amour. La jeune femme fit soudainement tomber le fruit défendu, et Ambrose se fraya un chemin, là où il vint la ramasser. D’un geste gracieux, il la luit tendit et son sourire tantôt merveilleux s’estompa, comme si tout son bonheur venait d’être volé. Elle le regarda d’un air si profond qu’il se sentît embarrassé tout en se forçant de rester humble et fort. Ses prunelles céruléennes s’enflammèrent à la vue de l’homme. « Je n’ai pas besoin de votre aide. » répondit Magdalena en guise de remerciement ; « Un simple merci aurait suffit, mais je vous en prie, ce fut un plaisir pour moi également. » ; « Ne dîtes pas de sottises. Vous êtes un Lehane. Un Lehane n’a de plaisir que lorsqu’il torture ses victimes. » Face à sa déclaration emprunt de haine et de mélancolie, l’homme l’observa, impuissant. Son cœur désormais meurtri lui faisait mal à tel point qu’il se sentait mourir, et le sang qui coulait comme un fléau dans ses veines n’était plus qu’un fleuve aride et glacial. Il se sentit pris de vertiges, mais aussi d’envies meurtrières, de la déposséder de toute son âme, mais il n’en fit rien, se détestant d’avoir eu des pensées aussi impures à son égard. Tous les villageois et marchands venaient de se tourner vers eux, à l’entente du nom damné. « Vous seriez bien surprise, Magdalena. » murmura-t-il en baissant la tête, un sourire mystérieux sur son visage pâle avant de s’en aller dans l’obscurité des bois, la laissant dans un profond désarroi après lui avoir rendu la pomme imprégnée de flocons d’argent.

Il apercevait le corps de Magdalena flotter dans les cieux à la manière d’un ange. Elle portait un voile blanc qui lui seyait à merveille, sa peau autrefois pâle comme la neige était devenue flétrie face aux ombres qui trônaient dans les nuages. Son visage fut soudainement tressailli de couleurs chaudes et une odeur de sang parfumait désormais le jardin. Sous les lumières flavescentes de la nuit, la femme qu’il aimait venait de faire un saut dans le vide, pour finalement revenir s’échouer avec grâce sur le parterre sclérosé. Sa robe aux teintes océanes n’était désormais plus qu’un ramassis de poussière, et la beauté qui émanait d’elle venait de disparaître, les traits de sa peau lisse et blanche tirés vers l’arrière. Elle avait le regard froid ; un regard qui venait d’épouser le baiser de la Mort. Elle était morte brutalement, et pourtant si sereinement. Les saphirs sculptés dans ses yeux n’étaient plus que des pierres froides et livides, et ses lèvres tantôt rubicondes avaient perdu de leur éclat. Il respirait le parfum de la pourriture et de la mort, mais une nuance de notes fleuries vagabondait çà et là, lui rappelant l’essence dont il s’était enivré pendant si longtemps. Ambrose la prit enfin dans ses bras, tenant délicatement son petit corps contre lui, par peur de la briser mais aussi par peur de la voir disparaître. Des larmes perlaient sur ses joues sales, venant s’écraser sur les cheveux encore bouclés de sa femme. Il avait tout perdu ; il n’était plus rien, n’avait plus rien, ne vivait plus. Oh ! comme il aurait aimé remonter les aiguilles du temps pour se faire pardonner ; et il aurait certainement tout donné pour l’enlacer une toute dernière fois et la voir sourire à jamais.

Elle est morte, se répétait-il. Tu ne la reverras plus jamais. Tout est de ta faute, tu n’as pas su la protéger. Si tu avais réussi à la garder éloignée de tout cela, elle serait vivante. Ton enfant aussi. Il s’arrêta brusquement. Son enfant. Sa progéniture. Son fils était mort en même temps que sa pauvre mère, sous le regard horrifié du père qu’il était devenu pendant trop peu de temps. Il avait vu sa famille se faire détruire sous ses yeux, et à trop rechercher l’amour et la sérénité, Ambrose avait fini par attirer les foudres de sa sœur. Primrose était une femme complètement folle, beaucoup plus jeune que lui, et pourtant si violente. C’était une personne d’intelligence très rare, mais qui n’avait jamais apprécié son frère. Ils se détestaient depuis sa venue au monde, l’un ayant dévoilé une certaine animosité pour l’autre très rapidement. Tout était entièrement de sa faute. Les regrets laissaient place à la peine et aux pleurs qui s’intensifièrent au point de lui donner la sensation d’être vide. De ne plus avoir de raison de vivre, de sentir ses propres émotions se laisser aspirer par les ténèbres de la mélancolie. Les étoiles brillaient comme jamais, et sous le firmament étoilé se dessinait la silhouette de deux amants, enlacés comme jamais, dans une obscurité sans fin. La beauté du paysage rendait hommage à Magdalena, la reine qui avait planté des roses dans son cœur.

« Atlas ! Descends tout de suite ! » ; « Je ne connais pas d’Atlas ! Moi, c’est Hunter. » ; « Par la barbe de Merlin, Atlas, descends de ce maudit arbre ! » ; « Jamais ! Je suis Hunter Swan ! Je descendrai de cet arbre lorsque je l’aurai décidé, et lorsqu’on cessera de m’appeler Atlas ! Plutôt manger une limace que me faire appeler ainsi ! » Mme Swan n’avait jamais eu de chance avec son second fils. Atlas Hunter Swan était un jeune esprit rebelle qui était à l’exact opposé de son frère aîné, Aloysius. Il n’était aucunement calme et en aucune façon aussi charismatique et gracieux que lui. Non, décidément, ce jeune garçon ne semblait rien avoir pour lui, et comme si le destin n’en avait pas décidé autrement, Hunter ne se nommait pas réellement Hunter, mais Atlas. Au premier abord, lorsqu’on pensait à Atlas, on se remémorait très souvent cette espèce de recueil de cartes géographiques ou de tableaux que personne ne prenait la peine d’admirer, si ce ne fût dans les siècles précédents. Le voisinage avait toujours suspecté les Swan d’infliger des douleurs morales à leurs enfants dès leur plus jeune âge, en leur attribuant des appellations les plus biscornues les unes que les autres. Atlas n’en avait pas fait exception, mais il avait, au contraire de son frère, hérité d’un deuxième prénom plus alléchant et plus mystérieux qui n’avait aucun lien avec le titan que les dieux avaient condamné : il avait hérité, par chance, du prénom d’un de ses grands oncles ; Hunter. C’était un prénom qui mettait tout de suite en évidence son côté aventurier, mais aussi ses talents de chasseur. C’était un gamin étrange, qui passait le plus clair de son temps enfermé dans sa chambre avec les livres, ou dans sa cabane en bois dans le jardin, lorsqu’il n’était pas à l’école.

Cet après-midi-là, une dispute avait encore éclaté dans le domaine familial des Swan. Les grands-parents du petit Hunter étaient venus passer quelques jours chez eux, et avaient eu le malheur de l’appeler par ce prénom qu’il maudissait plus que tout. En pleine prise du dessert, alors qu’Aloysius n’avait pu s’empêcher de pouffer de rire face à la mine exaspérée de son jeune frère, Hunter s’était empressé de lui envoyer le morceau de son gâteau dans la figure, au grand désespoir de Mme Swan et de son époux. Face à l’expression de son père qui donnait bien plus envie de s’enfuir plutôt que de rigoler face à cette mauvaise blague, Hunter avait pris ses jambes à son cou et s’était réfugié dans sa cabane en bois, barricadant la porte de toute chose absolument tordue et farfelue. A sa plus grande surprise, ce n’était pas son père qui avait pris l’initiative de venir le chercher, mais sa pauvre mère, qui collectait désormais ce genre d’événements à longueur de journée. « Atlas, s’il te plaît… Ton père est fort mécontent, tu sais bien que ton frère n’a pas rigolé pour se moquer de toi. » ; « M’en fiche ! Il a rigolé et puis c’est tout ! »