« Je sais faire des choses, maman...
— Je sais, Beth. Tu es très douée. »

La cuillère s'enfonça dans la soupe grumeleuse, et resta figée après cette révélation. Les lèvres charnues d'Anabeth s'entrouvrirent légèrement face au sourire malicieux qui se dessinait sur le visage rubicond de Teresa Lynch. Son corps replet n'était visible que lorsqu'elle s'approchait de l'âtre poussiéreux ; les flammes dansaient au rythme du plat qu'elle raclait, au fond de la masure. Tantôt elles soulignaient ses hanches rebondies, ses joues flasques, tantôt les ténèbres l'avalaient tout entière. Et la gamine frêle, perchée sur son tabouret branlant, exprimait son incompréhension par de grands yeux ahuris, d'un vert pâle étrange.

« J'ai vu tes gravures, dans le bois, expliqua la femme en passant la main dans ses boucles brunes.
— Oh. »

Tous les incidents du passé, toutes les démonstrations magiques de son enfance, étaient-ils oubliés ? Beth ouvrit la bouche, tenta de dire que l'art n'était pas le sujet de cette conversation, mais les mots se perdirent au fond de sa gorge ; trop apeurée, trop lâche, trop soucieuse de son futur. Quelques voix lui dictaient qu'elle n'était pas un monstre, qu'elle était seulement à part. Peut être même qu'elle n'était pas la seule ! Sa mère lui lança un regard soupçonneux, qui la démunit de toutes ses forces restantes.

« Tu ne manges pas ?
— Si, si. »

Quand le liquide pâteux coula le long de sa langue, lui laissant une grimace de dégoût sur le visage, une bougie vacilla au centre de la table. Teresa glissa des yeux étonnés vers elle et haussa les épaules.
« Ces satanés courants d'air ! Je remettrai de la paille sur le toit... »
Beth approuva d'un hochement de tête. Ce n'étaient que les courants d'air.

Chaque nuit, elle rêvait du moment où Serdaigle lui avait tendu les bras. Cette scène, immortalisée à jamais sur la toile, lui laissait un goût âcre d'excitation, de peur et de joie chaque fois qu'elle la regardait. Poudlard avait exacerbé son talent ; ses pinceaux étaient ses armes et cette étendue de blanc laiteux un champs de bataille prêt à recevoir ses armées. Défendre l'école n'était pas un devoir, mais une façon de la remercier. Une fois, on lui avait demandé si elle savait faire d'autres choses que peindre, et sa réponse ne fut qu'un pauvre sourire triste. Jamais elle ne s'était posé cette question.Sa voie était toute tracée. Nul obstacle ne pouvait l'empêcher, dans son atelier, à peindre, peindre, peindre... Peut être juste la guerre.

« Hannah Addams, annonça une voix rauque. »

Serpentard. Jeune fille rousse au teint de porcelaine, grands yeux de jade, petit nez de fouine. Beth, en rendant son portrait, priait pour ne pas qu'elle meure, là bas, à Durmstrang. Il avait déjà été envoyé. Cette âme de poète à fleur de peau, aux humeurs sombres, qui l'avait envoûtée par leur ressemblance mentale. Son désespoir lui oppressait la poitrine. La peur la tétanisait. Et quand un nouveau blessé entrait dans l'école, elle montait dans sa salle, s'enfermait, et exprimait toute la rage et l'horreur que lui inspirait la guerre. Et Hannah, qui se jetait dans la gueule du loup... Quel sort réservaient-ils aux espions ? En fait, elle ne préférait pas y penser.
Après tout, elle le saurait elle-même, bien plus tard. Courant au danger pour sauver la seule personne qu'elle aimait. Se heurtant aux forces de Durmstrang. Déliant sa langue dans l'espoir de la laisser vivre. Voyant ses espoirs se réduient à néant. Amer goût de trahison, amer goût de sang. Gorge en feu par les hurlements.
Et bouffie par les larmes, bouffée par les tourments, Beth ferma les yeux.

Busan, ville portuaire de Corée du Sud. Gratte-ciels vertigineux, plages de sable blanc, végétation luxuriante. À ce qu'on m'a dit. C'est ici que j'ai poussé mon premier cri, fait mes premiers pas, et dit mes premiers mots – selon la directrice de l'orphelinat, je criai alors  « Mais merde ! » à une assistante qui voulait m'ôter mon manteau. J'y restai jusqu'à mes trois ans, jusqu'à ce que Miranda et Jared Hastings ne m'adoptent, ou peut être jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus me supporter. En tout cas, je partis pour l'Angleterre dans une symphonie de cris, de pleurs et de coups. Moi, une sale mioche ? Si vous voulez mon avis, le mot est un peu faible.
La seule chose qui me calmait était une petite comptine que ma mère avait apprise en deux heures, dans l'avion, et me chantait avec le pire accent que j'eus jamais entendu.


Et puis, nous arrivâmes enfin à Bibury. Adorable bled pittoresque où la boulangerie est fermée le mardi, le jeudi et en fin de semaine. La plupart des enfants capables d'observer les différentes espèces d'insectes qui y pullulent, de grimper aux arbres sans se viander, étaient satisfaits de leur petit trou paumé ; mais moi, j'y crevais tellement d'ennui que j'en venais à regretter de ne pas avoir d'yeux opérationnels. Je restai dans mon lit, prostrée entre un oreiller et un édredon, à attendre la nuit, le jour, la nuit, le jour...
J'aurais pu me lamenter encore et toujours, et faire un peu de poésie lyrique sur le drame de toute mon existence ; Ô glorieuses Divinités, qui m'avaient arraché les yeux à mon premier jour sur cette Terre cruelle... Mais je trouvais ça diablement chiant. En plus, ça rimait pas. Non, ce qui m'a strié l'âme et fait pleuré nuits et jours, c'est cette capacité horripilante à ressentir vos émotions. Certains s'émeuvent face à la tristesse, mais moi, je me pliais en deux à vos côtés, je sanglotais avec vous. Je vibrais avec vous.
Et la foule... Par le slip de Merlin, c'était l'Enfer pur et dur. La rage, le désespoir, l'amour, l'angoisse, l'incompréhension, concentrés en une seule personne : Moi. Être ballottée d'un sentiment à l'autre, et avoir l'impression de n'être jamais soi-même, peut être même de ne pas avoir d'identité propre, de ne pas avoir de vraies émotions, ça vous torture un petit plus chaque jour. Jusqu'à ce que vous appreniez à vous maîtriser. Jusqu'à ce que vous compreniez que vous n'êtes pas qu'un réceptacle, que vous n'êtes pas vide. Il m'arrive de penser que sans les Rosenthal, je me serais recluse dans un village encore plus paumé que Bibury, où il y aurait même pas eu de boulangerie. Je sais pas si vous pouvez imaginer.
Quand l'Empathie ne me rongeait pas, je rêvais d'une jeune femme qui pleuraient et suppliaient qu'on l'achève elle plutôt que Lui. Sa voix partait toujours plus dans les aigus, dans des cris déchirants, et je me réveillai, le crâne douloureux, un filet de sueur dans le dos, les membres tremblants. Aussi dingue que cela puisse paraître, je la connaissais, sans savoir vraiment à quoi elle ressemblait. Aux seuls sons qui sortaient de sa gorge, je savais qu'elle était brune, frêle, avec de grands yeux verts et un sourire doux, timide. Ces impressions, mêlées à mon don, me convainquaient que j'étais complètement aliénée.
Quelques jours après que j'eus soufflé mes onze bougies, une épaisse enveloppe portant le cachet de Poudlard arriva enfin, à mon plus grand bonheur. Ma mère sanglota de Bibury jusqu'à Londres, et tenta de me faire emporter des lasagnes  « pour le trajet. » Je lui promis de grignoter entre les repas, de manger sitôt que mon estomac se plaignait, ça ne m'a pas empêché de retrouver, tout au fond de ma valise, enseveli sous une pile de robes, une boîte en ferraille pleine de cookies, avec un petit « Au cas où... » piqueté dessus, entouré de pleins de petits cœurs. Honte ultime. Même si mes camarades ne lisaient pas le braille – extrêmement approximatif de ma mère – ils se doutaient bien de ce que cela signifiait.
Lors de la Répartition, je protestai mentalement, arguant que Serdaigle me correspondait beaucoup plus que Gryffondor, parce que je « connaissais plein de trucs trop cool ». Inutile de vous dire que cette justification n'eut aucun poids et que je me retrouvai à bouder au milieu des Rouges et Or. Aujourd'hui, je devrais plutôt retourner à Poudlard remercier ce bon vieux Choixpeau.
Les années passèrent, et je me réveillai, un matin, confiante et tranquille à l'idée de commencer cette journée par le cours de potion, quand je remarquai l'agitation qui régnait.

« Kaiya... On passe les BUSE, me répondit une amie avec effroi. »

Bon. C'est vrai qu'il m'arrivait de m'endormir en cours, mais seulement dix ou quinze minutes ! Mais si, à chaque fois, je roupillais pendant que les professeurs rappelaient que les BUSE se dérouleraient bientôt, ceci pourrait expliquer cela. Pour la première fois de ma vie, j'éprouvais un peu de crainte en allant à un examen ; après tout, ceux-ci étaient essentiels pour la suite de ma scolarité, et je ne connaissais personne qui avait raté ses BUSE. J'obtenais tout de même un Optimal en Histoire de la Magie, d'une façon que j'ignore, et ratais l'astronomie, les sortilèges –  « Pitié, ne touchez plus jamais votre baguette » – la divination –  « Un conseil ? NE TOUCHEZ PLUS JAMAIS AUX BOULES DE CRISTAL » – et les potions – « Abstenez vous de toucher des chaudrons pour le restant de vos jours... » simplement parce que j'avais renversé mon Philtre de Mort Vivante sur les pieds de mon voisin. Sinon, je suis sûre qu'elle commençait à prendre une jolie teinte cassis ! C'est juste parce que le prof m'aimait pas.
Je réussissais mes ASPIC en Histoire de la Magie haut-la-main, et quittai Poudlard, le cœur lourd, puisque je ne savais quoi faire de ma vie, une fois ce diplôme en poche. Pendant deux ans, je perfectionnai mes connaissances en cette matière, passionnée par les guerres, et particulièrement celle qui opposa Poudlard et Beauxbâtons à Durmstrang. Quelque chose me liait, la femme qui hantait mes rêves, et moi, à cette histoire. J'avais un attrait soudain pour la peinture, alors que je ne pouvais voir aucun tableau. Le nom d'Anabeth Lynch m'arrachait un sourire amer, pour une raison que j'ignorais. Toutes ces incohérences me poussaient à vouloir savoir, toujours plus.
À cours de fric, et trop fière pour quémander encore auprès de mes parents, je me décidai à prendre un petit boulot. Comme vous pouvez vous en douter, ma mère et moi cuisinions énormément pendant mon enfance, et mon odorat, ainsi que mon goût développés me permettaient de créer des petites merveilles – vous savez, comme le rat d'un fameux film d'animation, mais en moins impressionnant. Je fus embauchée à Honeydukes en tant que confiseuse, toujours harcelée par ma mère, qui m'appelait nuits et jours, et même pendant le boulot.

« Ma pupuce, chuchota-elle, une fois, vers minuit.
— Quoi ?
— Tu vas bien ?
— Qu'est-ce t'as à murmurer ? interrogeai-je d'une voix soupçoneuse
— C'est parce que ton père dort. Il trouve que j'en fais trop.
— Oh, fis-je en me retenant de rire et d'approuver mon pauvre papa.
— Tu manges assez ? couina-t-elle après une longue discussion sur ma future vie professionnelle
— Non, je ne veux pas de lasagnes, ni de pudding, ni de raclette, ni de tartiflette. R. I. E. N. RIEN ! dis-je précipitamment avec panique
— Combien tu pèses ? reprit-elle un peu plus sèchement, et j'entendais clairement en fond qu'elle prenait un papier et un stylo
— Beaucoup de kilos, allez, au revoir, maman ! Je t'aime, soupirai-je en m'apprêtant à raccrocher.
— KAIYA HASTINGS ! beugla-t-elle, et au fond, à mon père de renchérir
— C'est bien moi.
— Je te dérange peut être ?
— Ouais, j'osais pas te le dire, je suis avec mon petit ami, mentis-je en espérant qu'elle me foute la paix. »

Tout d'abord, il y eut une exclamation de stupeur, puis un petit  « oooooh » émerveillé, et une infinité de questions suivit, pendant laquelle je bégayais que c'était une mauvaise farce. Je raccrochai définitivement, retenant mon souffle en écoutant la sonnerie retentir une vingtaine de minutes, jusqu'à ce que ma mère soit redirigée vers la messagerie.

« Il est comment ? Il est gentil avec toi ? Vous mangez assez ?
— Mais c'est pas vrai ! m'écriai-je en quittant la pièce, excédée »

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